Alberto Jonquières, photographe et commissaire de cette exposition-livre, m'a donné la tâche impossible de résumer son père défunt, Eduardo, en un texte. Je tenterai d'alléger ce fardeau en parlant comme un ami ordinaire, sans prétention de critique d'art.
Eduardo Jonquières, Alberto et Daniel Arias
Nos familles étaient amies de longue date: Eduardo et ma mère, la chanteuse Dora Berdichevsky, sont devenus amis à la Faculté des arts de l'Université de Buenos Aires vers les années 40, et le groupe comprenait un temps mon père, Celestino Arias, et l'écrivain Julio Cortázar. Dans les barbecues fréquents dans notre maison à Avellaneda, le géant Julio tenait un bébé qui était Ana, ma sœur aînée et qu'il appelait "Arieta", une Arias fille.
Puis Cortázar s'en alla en France avec tout son talent, pour ne jamais revenir, l'un des premiers de dizaines de milliers d'émigrants irremplaçables. Ensuite je suis né dans une Argentine encore prospère et cultivée, mais pilotée par une mafia d'entrepreneurs véreux, de curés incurables, de généraux d'opérette et d'une faune qui allait ravager les industries, les universités, les scientifiques, les artistes, les intellectuels, les écoles, les droits, les projets et les rêves.
Dans mon enfance, l'audacieuse et petite maison à la Frank Lloyd Wright des Jonquières, entourée d'ambassades réticentes de la Belle Epoque dans l'endroit le plus chic de Palermo, faisait partie de la fête du week-end. Ma sœur Ana et moi nous disputions sur tout depuis l'enfance, mais nous nous accordions sur le fait que les Jonquières étaient spéciaux: tous mignons, pour commencer, parents et enfants, d'une sombre beauté méditerranéenne, à l'exception du seul Alberto, beau dans un style plus saxon. Mais en plus, tous avaient un ou plusieurs talents, des compétences ou les folies propres à chacun, en plus de ceux propres à la famille, qui dévorait les livres, le cinéma et la culture d'une façon presque sauvage.
Dans ces années '50, Eduardo, qui dessinait et peignait à l'encre de chine, a portraituré tous les enfants Arias et Zagalsky. Déjà à cette époque l'excès de détail visuel de la réalité dérangeait Eduardo : il la simplifiait en volumes, courbes pures et des plans qui recherchaient la géométrie cachée d'un visage, mais sans que celle-ci cesse d'être un visage, celui de quelqu'un précis avec une expression intense, mais implicite. Les résultats de cette lutte entre la psychologie et l'abstraction, combinés avec une prolixité obsessionnelle des clairs-obscurs réalisés par la plume, étaient parfois splendides. Je ne me souviens pas qu'alors Eduardo se préoccupait de la couleur : peut-être avait-il écarté cet aspect du monde. Le portrait qu'il a fait d'Ana à sept ans lui a survécu pendant longtemps sur le mur le plus important de la maison d'Avellaneda.
Après nous avoir immortalisés sur du beau papier canson en guise d'adieu, Eduardo obtint un emploi à l'UNESCO et partit avec tous les Jonquières à Paris, nous laissant ma sœur et moi, et je pense ma cousine Ruthy, avec le cœur un peu brisé.
Pendant des années, les familles restèrent unies par les visites semestrielles des Jonquières. Ils logeaient dans une demeure sombre, qui appartenait à je ne sais quel membre de la famille de Maria, dans une prolifération démesurée de salons, vitrines, escaliers et dépendances secrètes, bien du siècle précédent. Mais ce qui maintenait la force de la relation entre ces familles n'étaient pas ces visites trop brèves : c'était chaque lettre par voie aérienne qui arrivait de Paris avec la petite écriture très claire d'Eduardo .
A l'arrivée de chaque lettre, elle était lue à voix haute, avec toute la tribu avellanedaise (les Arias, les Berdichevsky, les Zagalsky) réunis tous ensemble, riant à l'unisson de la joie mordante de l'auteur. Aujourd'hui Alberto, qui va sur ses 60 ans, m'a dit qu'ils ont fait de même avec les lettres de ma mère, décédée il y a quelques mois. Il s'agissait d'un joyeux concours d'esprit entre deux comédiens qui savaient captiver l'auditoire.
Eduardo était de même quand il parlait. Les gens se réunissaient tout autour pour l'écouter. Et toute sa facilité du "stand up" cachait les noirceurs. Entre mes parents, tous deux assez orageux dans un style formel bourgeois, on parlait avec une certaine admiration des désaccords entre Eduardo et sa femme, Maria, qui étaient plutôt épiques. Et pour la vie, parce qu'ils ne se séparèrent jamais.
J'atteins mes 13 ans amèrement : les Jonquières nous avaient dit qu'ils ne reviendraient que tous les deux ans en Argentine. Ils restaient français. On est en 1967. Le général Ongania est au pouvoir. Ça ne donnait pas envie de rester ... Mais ils nous ont toujours volé le meilleur, ces maudits français.
Plus tard, je fêtais mes 15 ans et, un jour, je me suis réveillé poète. Les extravagances verbales et sensorielles de Neruda, Garcia Lorca, Nicolas Guillén m'ont fait bouillir la tête, mais il y avait dans la bibliothèque familiale, inquiétants et minces, les livres de poésie d'Eduardo, comme "Zona Árida" et son minimalisme extasié, vertical, tendu, exaspéré. J'allais déchiffrer cela dans les dunes les plus désertes de Miramar, à des kilomètres de ma famille, de la ville et de toute proximité, seul face aux aboiements monotones de l'Atlantique, et j'essayais de comprendre ce qu'était dire en silence.
Je condamnais immédiatement ce pauvre Eduardo à être mon "sensei" poétique. Je lui envoyais par lettres mes compositions kilométriques, transgressant un accord implicite générationnel envers celui qui n'était même pas un ami, mais un ami de mes parents. Eduardo a répondu par des critiques sérieuses et un dévouement implacable mais sympathique, comme celles à l'égard de collègues qu'on estime et qu'on fustige pour cela même, mais aussi -ma vocation n'aurait pas supporté un traitement si égalitaire- avec ce qu'il fallait comme juste mesure de louange pour ne pas jeter l'éponge. Je ne sais pas si je me suis condamné à continuer à écrire, mais c'est ce qui est arrivé. De sorte que, en plus de mon second prénom, je dois à Eduardo une partie de mon métier.
La relation a continué ainsi des années, en un va-et-vient de lettres, et sous cette tutelle poétique, j'ai poétisé et politiqué jusqu'à ce que l'aggravation de mon adolescence et l'intolérable, l'insolente férocité de nos gouvernements militaires depuis la fin de 1971, m'ont poussé complètement dans une pleine militance trotskiste politique. Alors j'ai commencé à assommer Eduardo avec des poèmes très militants. Ils n'étaient pas tous mauvais.
Soudain Eduardo s'enthousiasma comme jamais, applaudissait, en voulait plus. Il ne censurait pas mes débordements verbaux : il applaudissait même le feu sous-jacent. Il m'a traité comme quelqu'un que je n'ai jamais été, un croisement entre Allen Ginsberg et le Che. Nous sommes devenus comme des copains épistolaires, et pour une amitié comme celle de cet homme, j'en avais rien à foutre de mettre sous enveloppe destination Paris ma poésie de plus en plus flagrante et désespérée depuis une Argentine où les luttes sociales étaient toutes défensives, où les lettres étaient ouvertes par la police, et où on a commencé à tuer et à faire "disparaître" des adversaires par milliers. La correspondance vers la France, refuge de tout argentin "en difficulté" était particulièrement surveillée. Je m'en foutais.
En 1974, au cours de mon service militaire, Eduardo a traversé l'Atlantique pour exposer quelques toiles à la galerie Rubbers. Je me suis échappé de ma caserne à Campo de Mayo, par un trou dans la clôture et j'ai voyagé, comiquement habillé en soldat, un couple d'heures en train et en métro pour les voir. J'avais déjà vu en 1972 ses premières peintures géométriques: Eduardo avait apparemment repris la couleur, mais déserté le figuratif sans tambours ni trompettes. Triomphe absolu de l'abstraction dans sa forme la plus radicale.
Nous, les Arias, étions trop néanderthaliens pour accepter que, en plus d'abjurer toute tentative de représentation graphique de l'univers visuel, qui n'est pas seulement géométrique mais tridimensionnel, NOTRE Eduardo se consacrait (comme lui disait mon vieux, mordant ) à faire des "esquisses de cravates ".
Eh bien, ce soir-là, en 1974, chez Rubbers, une surprise attendait le soldat Daniel Arias classe '53 . La peinture géométrique d'Eduardo, après ses hésitations préliminaires décoratives, maintenant parlait. Elle racontait, dans un langage le plus minimaliste et dépouillé imaginable, des conflits, des affrontements, des luttes, les dépressions, les défaites, les victoires, les espoirs, la mort et la solitude; tout cela réalisé avec des bandes nettes et des rayures où le blanc jouait un rôle très vif, parfois triomphant, parfois sinistre. Mon père s'était trompé, je me suis dit ce soir-là. Ceci était l'esthétique qu'Eduardo avait tenté dans "Zona Árida", dans les années 50, mais libre de toute gesticulation, de toute parole. Tant de choses à dire et si taiseux. S'il y a une peinture zen, c'était celle là.
Notre correspondance s'est poursuivie, avec des hauts et des bas, durant ces années qui furent amères. Chaque lettre qui m'était adressée était une fête privée, et ma famille me regardait avec jalousie. Les lettres d'Eduardo à ma famille, pour être lues tribalement, se sont perdues dans la dispersion de la tribu, parce que nous, les "enfants", étions déjà tous mariés et chacun chez soi.
En 1984, avec une Argentine revenue à une démocratie dévastée et ma sœur déjà gravement malade, j'ai traversé l'Atlantique avec Susana, alors mon épouse, pour recevoir l'hospitalité de Eduardo et respirer. Pendant qu'il estivait en Espagne, mon ami/sensei nous a laissés maîtres de son atelier, construit comme une maison autonome montée à califourchon sur sa magnifique maison de famille au 3 Impasse du Moulin Vert, un «cul de sac» dans le quartier parisien d'Alésia. Il y a des années que mon ami et mentor avait quitté les déceptions diplomatiques de l'UNESCO et vivait entièrement dévoué à la peinture géométrique. L'indépendance de l'atelier, avec kitchenette et salle de bains, donnait l'impression que Eduardo s'enfermait dans une solitude croissante, même dans sa propre famille.
Dans l'atelier il y avait des dizaines de peintures achevées et quelques unes en cours d'exécution. Voir des œuvres incomplètes de Eduardo Jonquières, Mesdames et Messieurs, un privilège que peut-être les critiques d'art futurs m'envieront, et qui m'a confirmé ce que je supposais déjà: Eduardo était bien au-dessus du peintre géométrique type qui, à cette époque encore, affligeait les galeries d'art. Eux, oui, faisaient du dessin de cravates.
Eduardo, en revanche, se battait dans une guerre secrète contre on ne sait quoi. Il utilisait des couleurs pures, mais maintenant, au lieu du blanc, le noir commençait à gagner du terrain. Pythagore Sous son apparente froideur pythagoricienne, ses tableaux racontaient une histoire dans laquelle la vie se bat en bataillant, mais en retraite, sur la défensive, quelque chose que moi, à 31 ans et avec autant d'amis morts qu'à 80 ans, je connaissais bien. Dans l’œuvre d'Eduardo, les triomphes étaient de minuscules rectangles lumineux qui brillaient, féroces, défiant la Huesuda (La Mort).
Puis nous cessâmes d'écrire, va savoir pourquoi. Mon père mourut, j'ai divorcé, ai pris la tête de la famille et ai dû prendre en charge beaucoup d'handicapés. Pour Eduardo la vieillesse, semble t'il, l'a maltraité comme elle nous maltraite tous, mais lui peut-être un peu plus, trop habitué à la bonne santé, séducteur et beau gosse. Dans ses dernières années, j'ai demandé de ses nouvelles à ma vieille mère, veuve depuis quelque temps, et qui a continué à recevoir des lettres de papier léger d'Eduardo, remplies de son écriture minuscule et méticuleuse et y répondant fidèlement.
Dans ses dernières années, mon Jonquières resta géométrique, alors que la mode était déjà autre. Arrivé au géométrique par nécessité interne et non par injonction des galeristes, Eduardo est allé au combat contre le néant depuis sa tranchée, déjà déserte. Pendant des décennies, il était le meilleur, puis le dernier. Heureusement pour l'art, chaque grand artiste est supérieur au mouvement dans lequel il s'inscrit.
J'ai appris délibérément plus tard la mort d'Eduardo, de la bouche de ma mère. Je n'ai pas voulu lire les détails. Pas de petits rectangles blancs allant en guerre contre la noirceur. Comment cela se pourrait-il ? Ma sœur est déjà morte depuis longtemps. Dans ma maison, son profil de petite princesse à sept ans la rappelle, fait à la plume par Eduardo un dimanche de printemps en 1958. Dans quelques mois, on aura vendu l'appartement de Avellaneda, déjà vide de ma mère. J'emmène une partie de la riche correspondance soutenue des décennies entre ces quatre, les Jonquières et les Arias, le profil de ma sœur petite et une paire de gravures magnifiques de Maria, épouse d'Eduardo, dont je sais que la santé n'est pas bonne.
Mais il reste bien plus d’œuvres d'eux, les Jonquières, toujours là chez ma mère, que celles qui sont parties. Pour l'instant, la maison de Avellaneda où j'ai grandi est remplie de photos d'Eduardo et Maria, prises par Alberto, et de tableaux des deux; elle est déjà plus habitée par les Jonquières que par les Arias.
Daniel Eduardo Arias 04-02-2013